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Friday 16 July 2021

Zola, romancier d'anticipation


    Quand, à la fin d'un roman d'environ 600 pages, deuxième tome d'une quadrilogie sensée exprimer sa morale sociale, l'auteur se rend compte d'avoir encore plein d'idées, mais pour une longue série de science-fiction (maintenant on la définirait steam-punk), il ne peut que laisser les idées en cadeau aux lecteurs sensibles au sujet.

    C'est ce qui, à mon avis, justifie les dernières pages de Travail, (l'un des romans les plus utopiques d'Émile Zola) où Josine, Sœurette et Suzanne se livrent à un récit à trois voix pour bercer le protagoniste, Luc Froment, vers son bien mérité repos éternel.
    Bonne lecture.

    [..] ce fut Josine qui commença.
    « J’ai su des choses, un voyageur m’a fait ce récit... Dans une grande République, les collectivistes sont devenus les maîtres du pouvoir. Pendant des années, ils ont mené la plus acharnée des batailles politiques, pour s’emparer des Chambres et du gouvernement. Et, légalement, ils n’ont pu y parvenir, ils ont dû faire un coup d’État, lorsqu’ils se sont sentis en force, certains de trouver un appui solide dans le peuple. Dès le lendemain, ils ont appliqué leur programme entièrement, à coups de lois et de décrets. L’expropriation en masse a commencé, toute la richesse privée est devenue la richesse de la nation, tous les instruments du travail ont fait retour aux travailleurs. Il n’y a plus eu ni propriétaires, ni capitalistes, ni patrons, l’État seul a régné, maître de tout, à la fois propriétaire, capitaliste et patron, régulateur et distributeur de la vie sociale... Mais cette secousse immense, ces modifications brusques et radicales ne purent naturellement se produire sans des troubles terribles. Les classes ne se laissent pas déposséder ainsi, même des biens volés, et d’effroyables émeutes éclatèrent, de toutes parts. Des propriétaires préférèrent se faire tuer, sur le seuil de leur domaine. D’autres détruisirent leurs biens, inondèrent des mines, ravagèrent des voies ferrées, anéantirent des usines et des manufactures, pendant que des capitalistes brûlaient leurs valeurs et jetaient l’or à la mer. Il fallut faire le siège de certaines maisons ; des villes entières durent être prises d’assaut. Pendant des années, l’affreuse guerre civile régna, et les pavés furent rouges de sang, et les fleuves roulèrent des cadavres... Puis, l’État souverain avait toutes sortes de difficultés pour que l’ordre nouveau marchât sans heurt. L’heure de travail était devenue l’unité de valeur, permettant les échanges, grâce à un système de bons. D’abord, on avait créé une commission de statistique veillant à la production et répartissant les produits, au prorata du travail de chacun. Ensuite, on avait senti le besoin d’autres bureaux de contrôle, et une organisation compliquée semblait repousser peu à peu, encombrer les rouages de la société naissante. On retombait à l’enrégimentement de la caserne, jamais cadres plus durs n’avaient parqué les hommes en des cases plus étroites... Et, pourtant, l’évolution s’accomplissait, c’était quand même un pas vers la justice, le travail rentrait en honneur, la richesse se répartissait chaque jour avec plus d’équité. Au bout, il y avait fatalement la disparition du salariat et du capital, la suppression du commerce et de l’argent. Et, m’a-t-on raconté, voilà qu’aujourd’hui cet État collectiviste, bouleversé par tant de catastrophes arrosé de tant de sang, entre dans la paix, aboutit à la fraternelle solidarité des peuples libres et travailleurs. »
    Josine ne parla plus, retombée dans sa contemplation muette du vaste horizon.
    [..]
    Alors, ce fut Sœurette qui parla, les yeux grands ouverts sur le vaste monde, par-derrière les promontoires géants des monts Bleuses.
    « J’ai su également toute une histoire, des témoins m’ont raconté ces effrayantes choses... C’est dans un vaste Empire voisin, les anarchistes ont fini par faire sauter la vieille charpente sociale, à coups de bombes et de mitraille. Le peuple avait tant souffert, qu’il s’était mis avec eux, achevant l’œuvre libératrice de destruction, balayant jusqu’aux dernières miettes du monde pourri. Longtemps, les villes dans la nuit avaient flambé comme des torches, au milieu du hurlement des anciens bourreaux égorgés, qui ne voulaient pas mourir. Et c’était le déluge de sang prédit, dont les prophètes de l’anarchie avaient annoncé longtemps la nécessité féconde... Ensuite, les temps nouveaux commencèrent. Le cri n’était pas « à chacun selon ses œuvres », mais « à chacun selon ses besoins ». L’homme avait droit à la vie, au logement, au vêtement, au pain quotidien. On avait donc mis toutes les richesses en tas, puis on avait partagé, ne commençant à rationner chacun que le jour où il n’y en avait plus eu autant pour tous. L’humanité entière au travail, la nature exploitée avec silence et méthode, devaient fournir des produits incalculables, une fortune immense, suffisante pour combler les appétits des peuples décuples. Lorsque la société voleuse et parasitaire aurait disparu, avec l’argent, source de tous les crimes, avec les lois sauvages de restriction et de répression, sources de toutes les iniquités, la paix régnerait par la communauté libertaire, où le bonheur de chacun serait fait du bonheur de tous... Et plus d’autorité d’aucune sorte, plus de lois, plus de gouvernement. Si les anarchistes avaient accepté le fer et le feu, la nécessité sanglante d’une extermination première, c’était dans la certitude de ne pouvoir détruire à fond les anciens atavismes monarchiques et religieux, écraser à jamais l’autorité en ses derniers germes, que sous cette brutale cautérisation de la plaie séculaire. D’un coup, si l’on ne voulait pas être repris, il fallait couper les vives attaches avec le passé d’erreur et de despotisme. Toute politique était mauvaise, empoisonneuse, parce qu’elle se trouvait fatalement faite de compromissions et de marchés, dont les déshérités restaient les dupes... Et, sur les ruines du vieux monde détruit, balayé, le rêve hautain et pur de l’anarchie avait ensuite tenté de se réaliser. C’était la conception la plus large, la plus idéale d’une humanité juste et paisible, l’homme libre dans la société libre, chaque être délivré de toutes les entraves, jouissant à l’infini de tous ses sens et de toutes ses facultés, exerçant pleinement son droit de vivre d’être heureux par sa part de possession de tous les biens de là terre. Peu à peu, l’anarchie en était alors venue à se fondre dans l’évolution communiste, car elle n’était en réalité qu’une négation politique, elle différait simplement des autres sectes socialistes par sa volonté de tout abattre pour tout reconstruire. Elle acceptait l’association, les groupes libres vivant d’échangés, sans cesse en état de circulation, se dépensant et se reconstituant, comme le sang même du corps, et le grand Empire où elle avait triomphé, parmi les massacres et les incendies, est allé rejoindre les autres peuples libérés, dans la fédération universelle. »
    [..]
    Silencieuse jusqu’alors, Suzanne, assise, et les yeux, elle aussi, perdus par-delà les horizons, prit enfin la parole, dans un grand frisson de pitié.
    « Ah ! la dernière guerre, la dernière bataille ! Elles furent si terribles, que les hommes, à jamais, en ont brisé leurs épées et leurs cannons... C’était au début des grandes crises sociales qui viennent de renouveler le monde, et j’ai su ces effroyables choses par des hommes dont la raison avait failli se perdre, au milieu de ce choc suprême entre les nations. Dans la crise affolée des peuples, gros de la société future, une moitié de l’Europe s’était jetée sur l’autre, et les continents avaient suivi, des escadres se heurtaient sur tous les océans, pour la domination des eaux et de la terre. Pas une nation n’avait pu rester à l’écart, elles s’étaient entraînées les unes les autres, deux armées immenses entraient, en ligne, toutes brûlantes des fureurs ancestrales, résolues à s’écraser, comme si, par les champs vides et stériles, il y avait, sur deux hommes, un homme de trop... Et les deux armées immenses de frères ennemis se rencontrèrent au centre de l’Europe, en de vastes plaines, où des millions d’êtres pouvaient s’égorger. Sur des lieues et des lieues, les troupes se déployèrent, suivies d’autres troupes de renfort, un tel torrent d’hommes, que, pendant un mois, la bataille dura. Chaque jour, il y avait encore de la chair humaine pour les balles et les boulets. On ne prenait même plus le temps d’enlever les morts, les tas faisaient des murs, derrière lesquels des régiments nouveaux intarissables, venaient se faire tuer. La nuit n’arrêtait pas le combat, on s’égorgeait dans l’ombre. Le soleil, à chacune de ses aurores, éclairait des mares de sang élargies, un champ de carnage où l’horrible moisson entassait les cadavres en meules, de plus en plus hautes... Et, de partout, c’était la foudre, des corps d’armée entiers disparaissaient dans un coup de tonnerre. Les combattants n’avaient pas même besoin de s’approcher ni de se voir, les canons tuaient de l’autre côté de l’horizon, lançaient des obus dont l’explosion rasait des hectares de terrain, asphyxiait, empoisonnait.
    Du ciel lui-même, des ballons jetaient des bombes, incendiaient les villes au passage. La science avait inventé des explosifs, des engins capables de porter la mort à des distances prodigieuses, d’engloutir brusquement tout un peuple, comme en un tremblement de terre... Et quel monstrueux massacre, au dernier soir de cette bataille géante ! Jamais encore un pareil sacrifice humain n’avait fumé sous le ciel. Plus d’un million d’hommes étaient couchés là, par les vastes champs dévastés, le long des rivières, au travers des prairies. On pouvait marcher pendant des heures et des heures, toujours on rencontrait une moisson plus large de soldats égorgés, les yeux grands ouverts, criant la folie humaine de leurs bouches béantes et noires... Et ce fut la dernière bataille tellement l’épouvante glaça les cœurs, au réveil de cette ivresse affreuse, et tellement la certitude vint à chacun que la guerre n’était plus possible, avec la toute-puissance de la science, souveraine faiseuse de vie, et non de mort. »
 
 

 


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